LE MONOTHÉISME GÉNÈRE-T-IL IMMANQUABLEMENT L’INTOLÉRANCE ET LA VIOLENCE ?


1. 
La violence est d’abord politique. La violence religieuse est bien plus rare que la violence politique, et plus encore à l’époque actuelle. Et rien dans le monothéisme comme tel n’implique la violence.
La violence est d’abord politique
Quand on parle aujourd’hui de monothéisme, on vise en général le judaïsme, le christianisme et l’islam. Réunir ces trois religions sous un même nom ne va pas de soi et c’est d’ailleurs un fait relativement récent ; après tout on peut croire en un seul Dieu sans croire à ces religions, et inversement  leur enseignement sur Dieu est assez différent. Ceci dit, le monothéisme ainsi compris est-il par nature source de violence et d’intolérance ? Certains l’affirment sans complexe, y compris des noms connus comme Michel Onfray ; on évoque alors pêle-mêle l’islamisme, les guerres de religion et bien d’autres exemples.  Mais cette vue superficielle et facile ne résiste pas à l’examen. En un sens, la violence est de toutes les cultures. Mais pas principalement là où on le dit. Notamment, qui veut voir de la violence dans les Évangiles ne les a pas lus. En outre les persécutions que subit le christianisme depuis ses origines montrent qu’un destin étrange fait de cette religion une cible particulière. Nous allons le voir plus en détails.

On prétend souvent que le monothéisme a fait apparaître la violence dans le champ religieux, alors que le polythéisme serait tolérant et paisible

L’idée est que l’exclusivité de la foi et la croyance dans une vérité révélée impliqueraient automatiquement l’usage de la violence. On égrène alors une litanie de rappels historiques bien au point : pour le christianisme, les croisades, l’inquisition et les guerres de religion ; ou, pour l’islam, l’ensemble de ses conquêtes, le statut des dhimmis et bien sûr aujourd’hui l’islamisme. Certains osent même mettre sur le compte du monothéisme les effroyables massacres des ‘religions’ politiques depuis trois siècles, avec la Révolution française, le communisme etc., car il y aurait eu une forme d’imitation ou de transposition à partir de la religion !

Cette analyse superficielle ne résiste toutefois pas à l’examen

D’abord parce que la violence est bien plus répandue en dehors du monothéisme ; c’est même un fait général. Il est notoire que les grandes sociétés polythéistes ont connu des formes aiguës de violence collective et de conquête brutale, les cas les plus caricaturaux étant ceux des Assyriens et Babyloniens, ou des Aztèques ; mais les exploits des Romains ou ceux des Qin, unificateurs de la Chine, sont eux aussi marqués par une grande violence, sans parler des records battus par les Mongols. En d’autres termes la violence politique est universelle. Le pouvoir s’est presque toujours imposé en utilisant la force, écrasant ses opposants, et cela même s’il jouissait par ailleurs d’une vraie légitimité. En fait, d’une certaine façon, tout exercice du pouvoir politique suppose des formes coercitives s’imposant à ceux qui lui résistent, et auquel on peut donc subordonner la vie de ces derniers. La volonté de puissance et l’exercice de la violence sont essentiellement politiques. Bien entendu, le pouvoir ne se réduit pas à la force brute, il s’appuie dans la majorité des cas sur une légitimité, laquelle permet normalement une limitation du recours à la violence, puisqu’elle fait disparaître l’opposition. Mais il est vrai aussi qu’à l’occasion cette légitimité vécue comme idéologie est justement utilisée pour justifier la violence, ou une violence supérieure. Et que cas par cas cette idéologie peut être religieuse. Mais en général elle ne l’est pas.

La violence religieuse est bien plus rare que la violence politique, notamment à l’époque moderne

Rappelons les faits. On reviendra sur le passé plus ancien en évoquant chacune des grandes religions. Mais à l’époque contemporaine, depuis que les religions font face aux idéologies politiques, le bilan est parfaitement clair. Et pas au détriment des religions.
Depuis 1789 le monde a connu une considérable accélération et intensification de la violence collective à base idéologique. Sur le plan militaire, avec la conscription qui a conduit à la mobilisation pour la guerre de millions puis de dizaines de millions de personnes, pour continuer avec le massacre en masse des civils - qui a culminé avec les bombardements de la seconde guerre mondiale, notamment par les Alliés, mais qui continue trop souvent à caractériser la guerre moderne. Désormais on pourrait presque dire dans bien des cas que les civils constituent la principale cible de l’action guerrière.

Les plus grands massacres ont des causes politiques

Sur le plan politique ensuite avec les effroyables massacres de la Révolution française d’abord, que suivront les autres révolutions, notamment mexicaine, russe et chinoise ; sans parler des génocides nazis. Tant par le nombre des victimes que par la systématicité de ces massacres, ils sont sans précédent, en valeur absolue comme en valeur relative. Le nombre total des victimes dépasse allègrement les centaines de millions. Toutes ces révolutions et analogues étaient en outre de façon caractéristique violemment antireligieuses et notamment antichrétiennes. Mais aucune n’a de motivation religieuse au sens étroit du terme, même indirecte ou prétextée – sachant qu’on peut évidemment y voir une forme de ‘religion’ politique au sens large.

Les violences religieuses comparables sur la période sont presque négligeables en comparaison de ce qui a été cité

Les seules un peu significatives sont les génocides arménien et chaldéen, aux mains des Jeunes Turcs pendant la première guerre mondiale. Mais, outre que les motivations des Jeunes Turcs étaient au moins autant politiques que religieuses, on le reverra, l’Islam est à part. Et à côté des laïcs, il reste petit bras. Du côté des autres religions, rien de significatif. Côté chrétien, c’est essentiellement comme victime que cette religion apparaît.

Hors le cas particulier de l’Islam, il n’y a aucun fanatisme religieux majeur à dénoncer

Plus précisément, dans le monde actuel, la critique vaut pour l’Islam sans doute, au moins une certaine conception de l’Islam enracinée dans des textes essentiels de cette religion et qui a entraîné effectivement des conquêtes immenses et violentes. C’est une spécificité de cette religion sur laquelle je reviendrai. Mais hors Islam, où est cette résurgence générale du fanatisme et de la violence religieuses que l’on dénonce ici ou là ? Ne parlons pas des cas où l’appartenance religieuse est un pur vocabulaire, désignant des appartenances nationales ou régionales, comme en Irlande du Nord ou en Yougoslavie.

Les chrétiens d’aujourd’hui sont toujours victimes, jamais bourreaux

Du côté des chrétiens, depuis fort longtemps, on ne peut citer aucun cas où ils soient fauteurs de violence religieuse ; et un très grand nombre où ils sont persécutés comme tels, en général par un pouvoir laïque ou musulman. Persécutés souvent, persécuteurs jamais ou presque, les chrétiens sont clairement à part. Pas beaucoup non plus de persécutions par des bouddhistes dans la période récente, sauf ponctuellement à l’égard de musulmans en Birmanie et en Thaïlande, mais ce sont des ethnies allogènes et le facteur xénophobe est central. Les juifs religieux extrémistes sont un phénomène limité et la question des rapports israélo-palestiniens les dépasse massivement. Plus préoccupant est en Inde l’émergence d’un hindouisme extrémiste et agressif, dont la violence frappe musulmans et chrétiens. Mais là aussi la composante nationaliste est essentielle. Tout ceci est très regrettable mais comparé avec les autres causes de violence ce n’est qu’un facteur relativement mineur.

Rien dans le monothéisme comme tel n’implique la violence

Le critique se déplace alors et allègue une supposée propension intrinsèque du monothéisme à la violence. On dit notamment que les monothéismes ont une spécificité : la violence au nom d’une idée, exclusive des autres idées, qui pousserait à l’élimination de ces rivales par la force. Mais déjà la cohérence logique de l’idée n’apparaît pas. On ne voit pas pourquoi le fait de croire à une vérité, y compris si on la croit révélée par un Dieu absolu, impliquerait automatiquement la propension à utiliser la violence pour l’imposer.

En fait ce qui est étrange c’est l’accusation elle-même

Elle ne se justifie déjà, du point de vue de la religion, que si le Dieu en question demande cette violence. On reverra ci-après le cas de l’Islam. Mais pour le christianisme, au niveau des textes cela ne se déduit en rien des Évangiles, ni surtout du comportement du Christ (qui est pourtant Dieu fait homme pour les chrétiens).  On reparlera ci-après du comportement historique des chrétiens ; mais ce qui est sûr est que leurs textes, et la pratique  des premiers siècles, ne vont pas du tout dans ce sens. Pour le judaïsme, à l’origine de ce qu’on appelle monothéisme, l’usage de la violence n’apparaît que dans la conquête de l’ancienne Palestine ; mais ce n’est en aucune façon un prosélytisme : il ne s’agissait pas de conquérir les personnes à une idée universelle, mais de s’emparer d’un territoire limité dont on pensait qu’il avait été promis par Dieu : c’est donc assez éloigné du schéma mis en avant par nos critiques. Ce pourrait d’ailleurs être le fait d’un polythéisme dans lequel le dieu tribal cautionnerait de tels appétits de conquête au profit du peuple concerné. Reste le cas de l’islam.


2.

Le rapport entre l’Islam et la violence est une spécificité incontournable. Il est renforcé par le fait que la communauté musulmane est par nature à la fois religieuse et politique. Une révision critique de ses textes et de sa pratique s’impose.

Le rapport entre l’Islam et la violence est une spécificité incontournable.

Selon certains sondages, l’Islam serait considéré par une majorité de personnes en Occident comme une religion aussi ‘pacifique’ que les autres. On veut accréditer l’idée que l’islamisme n’a rien à voir avec le vrai Islam, qui serait une religion de paix. Mais telles quelles ces affirmations sont fausses. Le souci très légitime d’éviter l’amalgame entre la majorité des musulmans, qui sont effectivement paisibles, et les islamistes, conduit à occulter toute réflexion informée sur l’Islam dont se réclament pourtant ces mêmes djihadistes, avec de nombreux textes du Coran ou hadiths à l’appui.

Il y a en effet une spécificité du rapport historique de l’Islam à la violence politique ; et c’est même un cas unique parmi toutes les religions

La base même de l’Islam est l’idée que le Coran est la parole de Dieu sous une forme pure et définitive. Or il contient de nombreux appels à la violence et à la guerre, et le comportement du prophète Mohammad a été guerrier. Il n’est donc pas illogique que des musulmans puissent lire les appels nombreux qu’il contient à la violence envers ce qui s’oppose à l’Islam comme une demande de Dieu même, qu’il serait alors impossible de refuser. Le rôle même du concept de 
jihad en témoigne : il contient l’idée d’effort, notamment sur soi-même, c’est un fait que confirme l’étymologie du mot. Mais l’idée de guerre sainte, c’est-à-dire de guerre visant à la soumission des terres non musulmanes à la Loi divine (Islam veut dire soumission) est aussi un de ses sens essentiels. C’est dans le cadre de cette soumission que l’Islam historique a pu montrer une certaine forme de tolérance : c’est la tolérance de qui domine à l’égard de ceux qui étaient majoritaires à l’origine et qui ont été conquis, et qui sont placés sous un régime très inégalitaire (statut de dhimmi).


Historiquement cette guerre de conquête a été pratiquée activement par le prophète lui-même, de façon très brutale, et poursuivie par ses successeurs

Cela a abouti en très peu de temps à la conquête violente d’un espace immense étendu du Portugal à l’Asie centrale, guerres qu’il est farfelu de présenter comme défensives. Tous ces faits sont spécifiques à l’Islam. Et on l’a vu, dans la réalité, et de très loin, le phénomène de la violence véritablement religieuse à notre époque se relie dans la grande majorité des cas (et dans une grande variété de situations, bien au-delà du seul terrorisme) directement à l’Islam ou une forme d’islam (même si on l’a vu la violence non-religieuse est massivement plus importante). C’est évident avec le terrorisme, al Qaida, Daech, et tous leurs avatars. Mais c’est vrai aussi dans de très nombreuses querelles violentes avec d’autres communautés, ou entre musulmans, qui affecte une très grande partie du monde musulman et ses franges, du Mali à l’Indonésie. Ou plus largement encore dans son intolérance aujourd’hui dominante.  Bien entendu les musulmans peuvent en être souvent eux-mêmes victimes, parfois du fait de non-musulmans, souvent d’autres musulmans. Mais cela ne fait pas disparaître leur spécificité dans le rapport à la violence et à l’intolérance.

La possibilité de cette attitude guerrière et de ce point de vue unilatéral est donc une spécificité forte de l’Islam, même si beaucoup de musulmans ne se reconnaissent pas en cela


Parmi les musulmans actuels, le fait est en effet que beaucoup, sans doute une nette majorité, ne se concentrent par sur cette dimension-là, et se réfèrent plutôt à d’autres passages plus paisibles du Coran ; et ils disent, souvent de bonne foi, que l’Islam est religion de paix. Mais le fait est aussi que d’autres au contraire exaltent ces références, notamment à des époques comme la nôtre où l’emprise de l’Occident est vécue négativement. Et ils peuvent invoquer en faveur de ce comportement guerrier de très nombreux textes, sans doute majoritaires, et une tradition considérable. Ce n’est pas une conséquence matériellement nécessaire, le cas de la majorité paisible paraît l’indiquer, mais c’est au minimum une attitude logique et soutenable dans le contexte musulman, et qui s’active naturellement dans des groupes actifs lorsque les circonstances y poussent. D’autant plus que pour soutenir l’attitude de la majorité paisible, l’islam, ses représentants officiels ou ses élites, n’ont pas fourni l’effort de déployer des ressources intellectuelles et surtout une autorité lui permettant de définir de façon convaincante et acceptée par la grande majorité un Islam clairement dégagé de ces références conquérantes et guerrières. Ceci malgré des efforts appréciables ici ou là, notamment pour interpréter intelligemment le 
fiqh ou droit musulman  (ainsi par l’université Al Azhar au Caire, grande autorité dans le monde sunnite).  Mais il ne suffit pas de proposer une lecture juridique adoucie et plus raisonnable : ce sont les fondements mêmes qu’il faudrait réviser. Notamment cela supposerait la révision radicale et douloureuse de plusieurs postulats fondamentaux de l’Islam (littéralité du Coran, exemplarité du prophète, sélection des hadiths etc.) car ils vont assez naturellement dans le sens de la lecture dure. Et bien sûr des traiter les centres actifs et richissimes de propagation de cette lecture, qu’on trouve dans la péninsule arabique et qui pèsent très lourd dans la balance.


Il est renforcé par le fait que la communauté musulmane est par nature à la fois religieuse et politique. Une révision critique des textes et de la pratique s’impose.


À cela s’ajoute une autre spécificité de l’Islam : le fait de constituer les croyants musulmans comme membres d’une communauté, l’Ummah, étendue bien au-delà du domaine proprement religieux, qui entraîne une forte identification et solidarité mutuelle, débordant sur les terrains culturels, sociaux et surtout politique. De même qu’est spécifique le fait d’inclure dans son programme d’action un droit civil, une conception de la femme, etc. qui ne se retrouvent pas ailleurs, qui ont valeur impérative pour l’organisation de la société, et qui constituent dans n’importe quelle autre société les musulmans observants en communauté séparée. Il est très difficile de vivre une vie musulmane pleine sans que cela ait des conséquences politiques. Et qui dit organisation politique rappelle le risque de la violence, si cette organisation ou son désir se  heurte à son environnement. Au minimum cela rend l’assimilation des musulmans à une communauté politique non-musulmane sensiblement plus difficile, surtout si s’y ajoute une identification particulièrement forte au pays d’origine, paraissant impliquer que les vraies fidélités des intéressés vont de ce côté. Ce qui peut être source de tensions, et donc de violences.


Les incursions américaines ou israéliennes au Moyen-Orient sont ressenties depuis longtemps comme des violences contre le monde musulman, déclenchant un réflexe de solidarité


Dans la psychologie musulmane, qui met fortement l’accent sur la solidarité de l’
Ummah (la communauté musulmane) et voit le fait religieux partout, on analyse volontiers toute intervention occidentale comme une résurgence agressive des croisades (le mot croisé est régulièrement employé par les islamistes pour désigner les Occidentaux). Ce faisant bien sûr on oublie que les Occidentaux actuels ne sont pas vraiment chrétiens et en tout cas n’agissent pas au nom du christianisme. On peut ajouter que les croisades elles-mêmes ont été un phénomène extrêmement limité, sur deux siècles, sur la seule Palestine, en réaction aux obstacles mis aux pèlerinages à Jérusalem et à la gigantesque conquête musulmane qui un peu plus tôt avait arraché à la chrétienté plus de la moitié et la meilleure partie de son territoire. En outre il n’y a pas de base évangélique aux croisades. Il n’y a donc aucune symétrie entre le jihad et les croisades. Mais l’allusion permanente aux croisades est symptomatique d’un certain état d’esprit musulman, obsédé par ce qu’il perçoit comme une agression.


En résumé, il y a bien une spécificité du rapport historique de l’Islam avec la violence et la guerre

Bien sûr les tenants d’autres religions ont pu être coupables de violences significatives à certaines époques (chrétiens compris comme on sait). Mais seul l’Islam a dans ses références constitutives, Coran, hadîths et vie du Prophète, une telle relation avec la guerre et la conquête violente. Cette génétique ne s’active que chez certains et à certains moments, mais elle est toujours présente au moins potentiellement. Surtout, la relecture du Coran et des autres fondements de l’Islam dans un sens permettant la cohabitation paisible avec les non-musulmans reste encore largement à opérer. 

3. 

Sans base dans ses enseignements fondateurs, la violence chrétienne à certaines époques s’explique par la conjonction avec le pouvoir politique, notamment lorsque la foi apparaissait fondement de la société. En revanche les persécutions récurrentes de chrétiens inoffensifs, ne menaçant pas le système politique, montrent l’existence d’une haine spontanée à son égard du seul fait qu’il proclame une vérité qui n’est pas celle du système dominant.

Sans base dans ses enseignements fondateurs, la violence chrétienne à certaines époques s’explique par la conjonction avec le pouvoir politique, notamment lorsque la foi apparaissait fondement de la société.

Reste donc le christianisme. Son examen va faire apparaître des faits intéressants. D’abord le thème de la violence et de la persécution n’apparaît comme on l’a dit ni dans la prédication évangélique, ni chez les premiers chrétiens, ni dans l’enseignement des Pères de l’Église sauf rares exceptions. Passons sur les Croisades, déjà évoquées, qui ne visaient pas à conquérir la planète mais un endroit bien précis, un lieu de pèlerinage chrétien tombé sous une domination musulmane peu accueillante. Ou sur la conquête de l’Amérique latine, qui est d’abord justement cela, une conquête politique (et critiquées par bien des théologiens de l’époque, notamment de l’École de Salamanque, avec Las Casas, Vitoria et autres).


Au motif politique pouvait s'ajouter le motif religieux, mais les idéologies laïques ont conduit à des violences bien supérieures

Un peu plus significatif est la suppression du culte païen à la fin de l’Antiquité, mais il était moribond. Mais plus encore l’utilisation du ‘bras séculier’ au Moyen Age. Certes l’Église explique que la violence servait alors à faire la discipline à l’intérieur de la communauté chrétienne, et non à convertir des païens. Mais le fait même d’utiliser le pouvoir politique pour cela montre l’importance du lien ainsi établi entre elle et ce pouvoir. Et bien sûr le pouvoir intervenait parce qu’il y trouvait son intérêt. Les guerres de religion sont encore plus symptomatiques sous cet angle car indéniablement le motif religieux y était mis en avant pour justifier des guerres cruelles, civiles ou étrangères. Le motif politique était toujours sous-jacent et central, mais il est indéniable que le facteur religieux a sensiblement aggravé le rythme de ces guerres et leur a donné un prétexte ou une motivation. Mais comme on le voit la raison de tout ceci est simple : dans des sociétés où la religion a un rôle fondateur essentiel pour la vie collective, le changement possible de celle-ci aurait un impact collectif considérable. Ce qui peut en faire un enjeu de violence. Il en sera de même lorsque, après les supposées Lumières, des idéologies politiques voudront réorganiser la vie collective sur de nouvelles bases : la persécution va alors s’exercer contre les religions en place, notamment le catholicisme, avec des moments de violence extrême (révolutions française et mexicaine, république espagnole), ou larvée (Troisième République) ; sans parler évidemment du communisme, russe, chinois ou autre. En d’autres termes, lorsqu’on parle des fondements de la société civile, on est là devant des enjeux vitaux ; leur remise en cause peut devenir vite objet de violence ; et les idéologies laïques montrent ici elles aussi une violence sans précédent, bien supérieure tout compte fait à la violence religieuse. En d’autres termes la violence politique est un enjeu permanent, et les idéologies progressistes ou démocratiques se sont avérées, l’occasion venue, d’une violence jusque-là inouïe. Nous allons mieux le voir en examinant la configuration inverse : la persécution dont sont victimes les monothéistes, essentiellement les chrétiens (mais pas seulement). 

Les persécutions récurrentes de chrétiens inoffensifs et ne menaçant pas le système politique montrent l’existence d’une haine spontanée à l’égard du monothéisme notamment chrétien, du seul fait qu’il proclame une vérité qui n’est pas celle du système dominant

Pour bien comprendre le rapport du monothéisme chrétien à la violence, autant que l’examen de la persécution par des chrétiens se pose la question de la persécution des chrétiens eux-mêmes, par d’autres. Car précisément ils montrent l’ampleur des persécutions exercées par les polythéistes. Et à nouveau ici l’examen historique s’avère riche d’intérêt.  Prenons le cas des chrétiens sous l’empire romain pendant les premiers siècles. Leur exclusivisme monothéiste se traduisait dans le seul fait de refuser de participer aux sacrifices aux idoles, alors culte public. Cela s’est traduit comme on sait par d’atroces persécutions, répétées, sous des formes variées mais constantes. Or ces chrétiens ne menaient aucune lutte d’aucune sorte contre le système politique romain ou la société du temps, en dehors précisément de ce refus de participer aux cultes publics. On n’était donc pas dans la situation des guerres de religion : aucune menace directe ne s’exerçait du fait des chrétiens sur le mode de vie ou les croyances de qui que ce soit. Pourtant la persécution s’est déclenchée, a duré très longtemps et en outre sous des dirigeants politiques assez différents les uns des autres. Et elle a été le fait de polythéistes, au nom de leurs cultes. Non certes par prosélytisme : ils toléraient des religions assez variées et ne demandaient pas d’adhésion aux leurs. Mais ils exigeaient le culte public de leurs idoles, et devenaient féroces quand on le leur refusait. Ajoutons que cet exemple historique romain n’est pas unique : on retrouve le même schéma, toujours contre le christianisme d’ailleurs, dans de nombreux autres cas. Particulièrement spectaculaires, et proches de l’exemple romain, ont été les persécutions des convertis au christianisme au Japon au XVIIe siècle ou en Corée au XIXe siècle. Dans ces cas aussi des systèmes religieusement relativement composites mais non monothéistes (bouddhistes ou confucéens) sont devenus d’une violence extrême face à un christianisme se répandant alors très vite pour leur goût - mais là aussi sans que ce dernier vise la moindre remise en cause de l’ordre social ni du pouvoir politique.  Ce n’est pas d’ailleurs dans l’histoire le seul cas d’une compromission du bouddhisme avec la violence (malgré les enseignements de son fondateur).

L'intolérance et la violence s'avèrent souvent plus marqués envers le Christianisme et le Judaïsme

Que déduire de cette observation ? D’abord cette évidence que le polythéisme ou des systèmes analogues, non-monothéistes, peuvent être violemment persécuteurs, même à l’encontre de personnes qui ne présentaient aucun programme d’ordre politique ou social et restaient parfaitement paisibles. On trouve ensuite un élément analogue à nos guerres de religion : le fait qu’un changement de conception puisse être considéré par une société comme un enjeu politique majeur, et cela même lorsque la nouveauté doctrinale ne porte pas sur un sujet politique. Ceci dit la situation évoquée ici est assez différente des guerres de religion, car l’enjeu des guerres de religion était indéniablement une lutte pour le pouvoir politique, ce qui n’est pas le cas avec ces exemples. Ces persécutions restent donc étranges. Il y a donc à la réflexion un troisième élément, et il est étonnant : c’est le fait que cette intolérance et cette violence de la réaction s’avèrent incomparablement plus marqués à l’égard du christianisme que des autres religions, alors même qu’il ne manifeste pas d’ambition politique, et ne vise normalement à convertir que par la conviction (même s’il y a eu de graves dérapages sur ce point à d’autres époques).
Une remarque un peu analogue vaut aussi pour les Juifs bien sûr, dont on connaît les persécutions subies, d’autant plus étonnantes pour la thèse du méchant monothéisme qu’ils ne cherchent pas à convertir. Il est en outre indéniable que les musulmans aussi sont ou ont pu être persécutés, ici ou là ; et de nouveau c’est un exemple de monothéisme persécuté par des non-monothéistes. Mais il est vrai aussi qu’il y a dans leur cas le fait historique de la conquête militaire préalable, en général présent, et l’absence de distinction du religieux et du politique, ce qui peut rendre un peu plus compréhensible la résistance des autres à ce qui leur apparaît comme un kyste étranger, ou une menace.

Tout se passe en tout cas comme si des régimes politiques et des populations non-monothéistes concevaient une hostilité tout à fait particulière face à l’affirmation par des personnes d’un monothéisme, principalement chrétien, par le simple fait qu’elles affichaient leur conviction

Dans le cas des premiers chrétiens et de leurs successeurs, le fait déclencheur a été qu’ils ne pouvaient pas participer à des cultes publics ou à d’autres pratiques sociales de signification semblable, parce que leur religion l’excluait et que sa validité était universelle et supérieure aux lois civiles. On dira que ces polythéistes ont soupçonné une forme d’intolérance potentielle dans une telle attitude. Mais les premiers chrétiens n’empêchaient personne de pratiquer le culte des idoles, ni ne manifestaient la moindre ambition de mettre en place un empire chrétien. Qu’en conclure, sinon que, dès qu’un pouvoir ou une société considère des convictions ou au moins des rituels comme fondateurs de son ordre collectif, ce qui est d’une certaine façon le fait de tous les régimes, il regarde avec une profonde hostilité des gens même tout à fait inoffensifs, qui lui disent que leur foi les conduit à refuser de partager ces convictions ou ces rituels, même si tant par leurs déclarations que par leurs actes ils montrent qu’ils n’ont aucune intention hostile contre l’ordre social en question.

L’intolérance se révèle être vite au cœur de tout polythéisme, dès que c’est une religion civique, ce qui est le cas général

Notre République n’y échappe pas, avec sa propre ‘religion’ de la laïcité dure, ou le politiquement correct actuel. En fait seul le christianisme, fondateur en cela de la saine laïcité (malgré des dérapages historiques bien réels) affirme clairement la distinction du royaume de Dieu et du royaume de César, dès ses textes fondamentaux, dès les évangiles. On s’aperçoit alors que les fauteurs réels de violence ne sont pas principalement ceux qu’on croit.

4.

Deux leçons pour nous. Il faut d’abord distinguer entre les religions, et distinguer entre les monothéismes. Ensuite, l’intolérance répétitive n’est pas là où on croit. Les chrétiens doivent rester sur leurs gardes. Ils en sont souvent les premières victimes.

Nous tirons de cet examen plusieurs leçons : et tout d'abord distinguer entre les monothéismes, et distinguer entre les religions

En premier lieu le terme monothéisme est trop général. Les religions sont différentes, leur message est différent, et il faut les traiter différemment, notamment selon leur message. Bien sûr, malgré ces faits patents et connus, le parti-pris occidental dominant, par masochisme, antichristianisme, paresse, ou par une conception malsaine de la laïcité, est de mettre à priori toutes les religions sur le même plan. Pourtant le prophète Muhammad a passé une bonne partie de sa vie le sabre à la main, tandis que c’est inimaginable pour le Christ, le Bouddha et bien d’autres. Faire une telle distinction n’est pas qu’une question intellectuelle. Le parti même de la laïcité, c’est de traiter de façon semblable des situations dissemblables. Ce faisant, on est conduit soit à négliger la question spécifique de l’islam et à ne pas poser aux musulmans bien intentionnés les questions qu’on doit leur poser ; soit à refouler tout le religieux dans une réprobation générale, et il ne faut pas s’étonner qu’on rompe alors le fil du dialogue avec lui.
Il importe donc et façon vitale de faire les distinctions nécessaires.


Les doctrines ou croyances, qu’elles soient religieuses, philosophiques ou politiques, ne sont pas toutes égales

Par respect de la personne et de ses droits, ou par tolérance pratique, il n’y a évidemment pas lieu d’intervenir lorsqu’une de ces conceptions ne trouble pas la vie commune. En revanche quand il s’avère qu’il y a chez l’une d’elle des points présentant des risques réels, on ne saurait répondre à la question par la seule (ou prétendue ?) neutralité laïque. Car dans la pratique soit celle-ci va rester tolérante et elle laissera les tendances nocives proliférer ; soit elle frappera de façon discriminée et injuste d’autres conceptions, inoffensives, ou même franchement utiles, ne serait-ce que pour répondre à la soif de spiritualité ou d’exigences ou au besoin d’identification, qui s’expriment chez beaucoup de personnes et que la laïcité ne satisfait pas.

L'islam en particulier, nécessite un traitement spécifique

Disons-le clairement, la laïcité à la française n’offre pas de réponse véritable à l’islamisme. Elle est trop hostile à la religion pour le croyant, elle la refoule trop dans l’irrationnel privé pour permettre un dialogue fécond. Mais elle est inefficace face à l’islamisme, qui repose de toute façon sur un refus global des diverses conceptions non-musulmanes et s’accommode dans un premier temps de la sphère privée, qui lui laisse le champ libre. Et surtout une telle laïcité est incapable de demander à l’Islam ce qui est exigé par la situation, à savoir une révision en profondeur de certains de ses fondements et traditions.

L’intolérance n’est pas où l'on croit, et les chrétiens doivent rester sur leurs gardes sinon ils seront les premières victimes

En second lieu, il faut voir ce qu’enseigne la foi des gens, et ce qu’ils croient. On a vu que la fable du monothéisme spécialiste de la violence est historiquement infondée. La violence est très largement répandue, et fondamentalement liée au politique. Les sociétés la nôtre comprise, tolèrent mal l’expression d’une différence, même non menaçante, et plus encore l’expression de la vérité, dès qu’elle paraît remettre en question un des dogmes fondateurs de la société. Comme si les sociétés qui se veulent tolérantes devenaient par un paradoxe apparent les plus intolérantes dès que quelqu’un affirme tout bonnement croire à une vérité essentielle qui n’est pas celle dominante.

Les chrétiens agacent beaucoup notre société relativiste, et il n’est pas sûr qu’ils seront toujours tolérés ...

Ces faits se constatent en effet notamment à notre époque. La démocratie libérale a en général usé de moyens relativement doux (pas toujours on l’a vu) ; mais elle a constamment lutté pour refouler le christianisme, notamment le catholicisme, en dehors de l’espace public. Car elle a beaucoup de mal à admettre que des citoyens lui disent que sur certains points la loi religieuse est plus importante que la loi civile, même lorsque cela ne remet pas en cause l’ordre social. On le voit aujourd’hui en matière de mariage ou de mœurs. On supporte très mal la dissidence intérieure que les chrétiens d’aujourd’hui ne peuvent qu’afficher sur ces points, au nom de leur foi, mais sans aucune intention de subversion sociale ou politique. Le cas français, avec sa tradition de laïcité agressive, est ici particulièrement significatif. Bien sûr une forme d’équilibre a été trouvée bon an mal an, imparfaite mais préférable à l’affrontement. Et on supporte cette dissidence chrétienne lorsqu'elle reste modeste. Mais on ne saurait considérer cela comme un acquis définitif. Le catholicisme a beau tout faire pour se faire tout petit, il reste suspect.

d'après Pierre Lauzun - aleteia.org


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